Les prophéties auto-réalisatrices
Le management se résume souvent à une lutte chimérique pour remplacer les jugements par des chiffres. « Les dirigeants commencent par essayer d’obtenir ce qu’ils veulent et ils finissent par vouloir ce qu’ils peuvent mesurer », soupirait naguère Igor Ansoff, célèbre gourou en stratégie. Mais diriger une entreprise est essentiellement une activité humaine et non mathématique. Les prophéties « auto-réalisatrices » en témoignent.
La conjecture est l’arme secrète du management. La prophétie auto-réalisatrice est une expression compliquée pour désigner le pouvoir des prédictions. Elle peut se transformer en un instrument de destruction massive ou, à l’inverse, en un puissant amplificateur de confiance : « Imaginez le pire (ou le meilleur), il se produira ».
Pour la première fois décrit dans les années 1940 par le sociologue Robert Merton, ce mécanisme par lequel une croyance crée sa propre réalité n’existe qu’en sciences sociales. En sciences physiques, l’état d’esprit n’a aucun effet sur la réalité : quelle que soit son autorité, le pape ne pourra jamais faire tourner le soleil autour de la terre. Mais il en va autrement dans les affaires humaines : même si une proposition est au départ « fausse », si suffisamment de personnes y croient, elle devient « vraie ».
Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton, tous les deux professeurs à l’université Stanford en Californie, ont répertorié 500 études consacrées aux prophéties auto-réalisatrices. Elles montrent que les performances dépendent très largement des attentes, qu’elles soient ou non objectivement justifiées. « Indépendamment des autres facteurs, quand les dirigeants pensent que leurs subordonnés vont obtenir de bons résultats, cela conduit à de meilleures performances. Et une attente opposée mène à de médiocres résultats. » écrit Robert Sutton. Autrement dit, les théories des dirigeants sur la performance sont auto-réalisatrices.
Prenons un autre exemple. En début d’année scolaire, deux classes d’élèves, d’un niveau équivalent, sont attribuées à deux professeurs, eux aussi de même niveau. Le directeur de l’établissement scolaire dit au professeur de la classe A qu’il a une classe de très bon niveau et déclare au professeur de la classe B que sa classe est d’un niveau médiocre. A la fin de l’année scolaire, que pensez-vous qu’il sera advenu ? La classe A est d’un meilleur niveau que la classe B.
Conséquences pour le leadership et management dans l’entreprise ?
Cela a pour effet de transformer l’entreprise en un champ de bataille sur lequel s’affrontent deux visions rivales de la nature humaine, avec des répercussions importantes, puisqu’à l’issue du mécanisme d’autoréalisation, l’une des deux opinions finira par être vraie. Supposons que la direction estime que ses employés sont fondamentalement paresseux, ne recherchent que leur intérêt personnel et ne font du bon travail que sous la contrainte. Pour en tirer quelque chose, elle s’appuiera sur une surveillance étroite par la hiérarchie et une politique d’incitation et de punition (politique de la carotte et du bâton). Mais les recherches sont claires : plus on traite les gens comme de vilains enfants, plus ils se comportent mal, justifiant même le recours à des méthodes encore plus répressives. Ce n’est pas seulement une prophétie auto-réalisatrice, c’est un cercle vicieux. Une entreprise qui part du principe que ses employés sont opportunistes et qu’ils ne sont mus que par leur intérêt personnel les modèle progressivement en fonction de l’image difforme qu’elle se fait d’eux. En revanche, une société fonctionnant sur la base de la confiance et de la coopération génère un système au sein duquel les gens honnêtes et coopératifs s’épanouissent. Et plus ces qualités fleurissent, plus elles renforcent la norme.
Robert Sutton suggère qu’une bonne approche de l’innovation consiste à se lancer dans un projet quasiment voué à l’échec, puis à convaincre tout le monde – à commencer par soi-même – qu’il a toutes les chances de réussir. D’un point de vue statistique, presque toutes les innovations font un bide. Mais, si l’on énonce cette vérité, l’échec est inéluctable. La seule chose que vous pouvez donc faire pour améliorer un tant soi peu vos chances est d’ignorer cette évidence et de convaincre les autres que le projet sera un triomphe.
La décision la plus importante que puisse prendre un dirigeant est peut-être de définir quelle réalité il veut. Certains projets échouent lorsque le dirigeant n’y croit pas suffisamment. Rappelons qu’il est simplement question de s’interroger sur la puissance d’une influence positive entre les femmes et les hommes dans les organisations. Je pense que le véritable apport de la théorie des prophéties auto-réalisatrices pour un dirigeant de restaurant se situe surtout dans la communication avec ses équipes.
Pour donner plus de chances à une dynamique et au progrès de s’instaurer, un dirigeant peut s’assurer que les éléments suivants soient mis en œuvre :
• Faire partager une vision claire à ses équipes ;
• Permettre aux autres d’agir ;
• Montrer la voie ;
• Encourager.
Éditorial de Laurent Pailhès
Avril 2014
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